Le cormoran est un oiseau aquatique appartenant à la famille des Phalacrocoracidae, que l’on retrouve dans une grande variété d’habitats côtiers et d’eaux intérieures à travers le monde. Reconnaissable à son plumage sombre mais différent de celui d’un cygne noir, son long cou sinueux et son bec crochu, le cormoran est un excellent pêcheur, parfaitement adapté à la plongée sous-marine. Sa silhouette élancée et son comportement typique — notamment lorsqu’il sèche ses ailes grandes ouvertes au soleil — en font une figure familière des littoraux et des rivières.
Origine, classification et diversité des espèces de cormorans
Le mot « cormoran » provient du latin médiéval corvus marinus, littéralement « corbeau de mer », en référence à son plumage sombre et à ses habitudes côtières. Cette appellation ancienne témoigne de la fascination qu’a toujours suscitée cet oiseau marin au comportement singulier. Les cormorans appartiennent à la famille des Phalacrocoracidae, qui regroupe plus de 40 espèces connues, principalement du genre Phalacrocorax, réparties sur tous les continents, à l’exception des régions polaires extrêmes.
Ces oiseaux de taille moyenne à grande mesurent généralement entre 70 et 100 cm, avec une envergure pouvant atteindre 160 cm. Leur plumage noir ou brun foncé est souvent irisé, parfois marqué de taches blanches sur la tête ou le corps en période de reproduction. Contrairement à d’autres oiseaux aquatiques, leurs plumes ne sont pas totalement imperméables, ce qui facilite leur plongée mais les oblige à faire sécher leurs ailes après chaque immersion, posture emblématique du cormoran observée sur les rochers ou les pontons.
Les cormorans vivent dans une grande diversité d’environnements : côtes rocheuses, lagunes, deltas, lacs d’altitude, rivières ou encore zones humides tropicales. Cette adaptabilité se reflète dans la variété des espèces et de leurs comportements. Certains cormorans sont strictement marins, d’autres fréquentent surtout les eaux douces. Quelques espèces sont migratrices, mais beaucoup restent sédentaires dans leurs zones de reproduction.
Voici un tableau présentant quelques espèces emblématiques de cormorans à travers le monde, illustrant leur richesse taxonomique et leur répartition géographique :
Espèce | Particularités |
---|---|
Cormoran commun Phalacrocorax carbo |
Présent en Europe, Asie et Amérique du Nord. Très adaptable, on le retrouve en mer comme en eau douce. Pêche en groupe ou en solitaire, très répandu. |
Cormoran huppé Phalacrocorax aristotelis |
Spécifique aux côtes rocheuses de l’Atlantique Nord. Reconnaissable à sa huppe érectile noire pendant la saison de reproduction. |
Cormoran impérial Leucocarbo atriceps |
Vit en Patagonie et aux îles subantarctiques. Plumage noir et blanc distinctif, niche en grandes colonies sur les falaises maritimes. |
Cormoran africain Microcarbo africanus |
Petite espèce présente dans les zones humides d’Afrique subsaharienne. Très agile, souvent observé en train de plonger dans les étangs et lacs. |
Cormoran de Brandt Phalacrocorax penicillatus |
Résident de la côte pacifique de l’Amérique du Nord. Utilise les ports, les jetées et les îlots rocheux pour se reproduire. |
Cormoran vigua Phalacrocorax brasilianus |
Commun en Amérique centrale et du Sud. Apprécie les zones d’eau douce et s’acclimate facilement aux milieux anthropisés. |
Étudiés de près par les ornithologues pour leurs stratégies de chasse et leurs comportements sociaux, les cormorans jouent un rôle essentiel dans de nombreux écosystèmes aquatiques. Certaines espèces, comme le cormoran commun, ont suscité des débats dans les milieux de la pêche en raison de leur prédation sur les poissons, tandis que d’autres, plus rares, sont protégées en raison de leur vulnérabilité face aux changements environnementaux.
Comportement et habitat du cormoran
Le cormoran est un chasseur aquatique remarquable, réputé pour sa précision et sa persévérance. Capable de rester en apnée pendant plus d’une minute, il poursuit ses proies sous l’eau à l’aide de mouvements puissants de ses pattes postérieures, qui sont situées très en arrière sur le corps — une particularité qui lui donne une propulsion efficace dans l’eau mais le rend peu agile sur la terre ferme. Son bec crochu, rigide et affûté, lui permet de capturer et de maintenir des poissons glissants avec une efficacité redoutable. Contrairement à d’autres oiseaux de mer qui capturent leurs proies à la surface, le cormoran les poursuit en plongée, souvent en zigzag, démontrant une grande agilité subaquatique.
On observe également chez les cormorans une forme d’intelligence sociale dans certaines situations de chasse : dans les zones riches en poissons, ils peuvent former de véritables coopérations informelles, en encerclant les bancs de poissons pour maximiser leurs chances de capture. Cette technique collective a été documentée notamment dans les grands lacs africains comme le lac Tanganyika ou le lac Victoria. Par ailleurs, en Asie (notamment en Chine et au Japon), des cormorans ont été historiquement dressés par des pêcheurs pour attraper le poisson — une pratique ancestrale appelée ukai, qui remonte à plus de 1 000 ans, même si elle est aujourd’hui surtout conservée à des fins touristiques et culturelles.
Concernant leur habitat, les cormorans sont d’une remarquable plasticité écologique. On les retrouve aussi bien en milieux marins qu’en milieux d’eau douce, y compris dans des zones urbanisées comme les bassins portuaires, les canaux et les lacs artificiels. Certains migrent sur de longues distances en hiver, tandis que d’autres adoptent un comportement sédentaire, notamment dans les zones tempérées aux hivers doux. Leur présence sur des structures anthropiques (ponts, quais, digues, éoliennes marines) témoigne de leur capacité d’adaptation, bien que cela suscite parfois des conflits d’usage, notamment avec les pêcheurs ou les gestionnaires de zones aquacoles.
Lors de la nidification, les colonies de cormorans peuvent être très impressionnantes, rassemblant parfois plusieurs centaines de couples, souvent sur des îles rocheuses ou des falaises peu accessibles. Les nids, réutilisés d’année en année, peuvent s’accumuler en strates et former de véritables plateformes. Les poussins, nidicoles, sont nourris par régurgitation pendant plusieurs semaines. Les jeunes quittent le nid après environ 6 à 7 semaines mais restent dépendants des adultes encore quelque temps. Le taux de succès reproducteur dépend fortement de l’abondance des ressources alimentaires et des conditions météorologiques locales.
Place du cormoran dans la culture et les controverses écologiques
Le cormoran a toujours occupé une place singulière dans l’imaginaire collectif, oscillant entre admiration pour ses capacités de pêcheur et hostilité pour son supposé impact sur les ressources halieutiques. L’une des représentations les plus anciennes du cormoran dans la culture humaine remonte à l’époque de la dynastie Tang en Chine (618–907), où il était déjà dressé comme auxiliaire de pêche. Cette tradition, nommée ukai au Japon, a été documentée dès le VIIIème siècle dans des récits tels que ceux du Man’yōshū, une anthologie de poésie japonaise classique. Aujourd’hui, cette technique subsiste principalement dans des villes comme Gifu, sur la rivière Nagara, où des démonstrations nocturnes sont organisées chaque été, éclairées par des torches traditionnelles, à la fois comme témoignage historique et attraction touristique. Le lien entre l’homme et le cormoran y est ritualisé, et les oiseaux sont traités comme des partenaires précieux plutôt que comme des nuisibles.
Dans la littérature occidentale, le cormoran apparaît comme un oiseau énigmatique et parfois malveillant. John Milton, dans Le Paradis perdu (1667), le fait apparaître sous une forme métaphorique : Satan, déguisé en cormoran, observe Adam et Ève du haut de l’Arbre de la Connaissance. Ce choix n’est pas anodin : l’oiseau, solitaire et sombre, y incarne la vigilance rusée et la convoitise silencieuse. Plus tard, Herman Melville le mentionne dans Moby Dick (1851), le plaçant dans une galerie d’animaux marins symbolisant les limites et l’hostilité de l’océan. Le cormoran est ainsi passé d’un outil de l’homme à une figure inquiétante, voire transgressive, dans la littérature symboliste et romantique.
Sur le plan écologique, le cormoran n’a cessé d’être au cœur de controverses, notamment en Europe. Dès le début du XXème siècle, sa population décline sous l’effet de la chasse, de l’empoisonnement par le plomb et de la disparition de zones humides. En France, on estime que seulement quelques centaines de couples subsistaient après la Seconde Guerre mondiale. Grâce à la directive Oiseaux de 1979 de l’Union européenne et à la création de zones de protection spéciale (ZPS), l’espèce a bénéficié d’un regain spectaculaire à partir des années 1980. Le grand cormoran (Phalacrocorax carbo) a notamment recolonisé les grands lacs alpins, les estuaires atlantiques et les grands fleuves comme la Loire ou le Rhin. Cette expansion a néanmoins entraîné une recrudescence de tensions avec le secteur de la pêche commerciale et récréative.
En France, des plans de régulation sont toujours en vigueur : des tirs dérogatoires sont autorisés chaque année dans les départements les plus touchés, notamment dans les zones de pisciculture extensive du Sud-Ouest ou de la Franche-Comté. Pourtant, plusieurs études menées par le Muséum national d’Histoire naturelle et l’INRAE ont montré que l’impact du cormoran sur les populations de poissons sauvages est largement contextuel, dépendant du type d’habitat, de la saison, et de la densité de poissons disponibles. Il n’est pas rare que l’oiseau consomme principalement des espèces non exploitées commercialement, comme les gobies ou les épinoches.
Par ailleurs, les colonies de cormorans jouent un rôle structurant dans les écosystèmes. Leurs fientes, riches en azote et en phosphore, fertilisent les sols des îlots où ils nichent, créant une dynamique écologique singulière qui favorise la croissance de certaines plantes nitrophiles. Cela a été observé sur les îles du Parc national de la mer de Wadden, aux Pays-Bas, ou dans la réserve naturelle du lac de Grand-Lieu en Loire-Atlantique. Si certaines espèces de flore peuvent être affectées par la forte concentration en déjections, d’autres en profitent pour se développer, illustrant la complexité des interactions entre faune et flore dans ces milieux.
En définitive, le cormoran symbolise les tensions contemporaines entre conservation de la biodiversité et activités économiques. Il oblige à repenser notre rapport à la nature sauvage, à sortir d’une logique purement utilitaire pour reconnaître les dynamiques écosystémiques dans leur ensemble. Oiseau mal-aimé ou allié ancestral, le cormoran incarne une figure ambivalente du vivant, à la croisée de la culture, de la science et de la gestion environnementale moderne.
Pour conclure : un oiseau entre ciel, eau et controverse
Le cormoran est un oiseau fascinant par son adaptabilité, son habileté à la pêche et sa capacité à vivre aussi bien en eau douce qu’en milieu marin. S’il reste parfois controversé pour ses interactions avec les activités humaines, il n’en demeure pas moins une espèce emblématique des milieux aquatiques. Sa silhouette noire, ses ailes déployées et ses plongeons spectaculaires en font un spectacle familier et saisissant pour tous les observateurs de la nature.
En tant qu’indicateur précieux de l’état écologique des eaux, le cormoran mérite d’être mieux connu et compris, afin de concilier sa présence naturelle avec les enjeux de préservation de la biodiversité et les activités humaines durables.