Silencieux, paisible et presque fantomatique dans les eaux peu profondes des lagons tropicaux, le dugong intrigue par sa discrétion autant que par son apparence. Souvent confondu avec le lamantin, ce mammifère marin peu connu du grand public possède pourtant une histoire fascinante, liée à des mythes anciens et à des écosystèmes côtiers fragiles. Partons à la rencontre de cet herbivore marin emblématique de l’océan Indien et de l’ouest du Pacifique, afin de mieux comprendre sa biologie, son environnement, sa reproduction et sa place dans les cultures humaines passées et présentes.
Définition et caractéristiques biologiques du dugong
Le dugong (Dugong dugon) est un mammifère marin appartenant à l’ordre des siréniens, tout comme les lamantins, dont il est le seul représentant vivant en dehors du continent américain. Contrairement à ses cousins lamantins, le dugong ne vit que dans les eaux salées et préfère les zones tropicales peu profondes, riches en herbiers marins, sa principale source de nourriture. Il est l’unique espèce encore vivante de la famille des Dugongidés, ce qui en fait un véritable fossile vivant au sein de son groupe évolutif.
Le dugong possède un corps fuselé mesurant entre 2,5 et 4 mètres de long pour un poids pouvant atteindre 400 kg. Son apparence est souvent comparée à celle d’un dauphin trapu, mais sa queue est bifide et horizontale, semblable à celle des cétacés, ce qui le distingue clairement du lamantin qui possède une queue arrondie. Sa tête, relativement petite, présente un museau en forme de groin, orienté vers le bas, lui permettant de brouter les herbes marines enracinées dans le sable. Son alimentation repose presque exclusivement sur des plantes, ce qui en fait un herbivore strict — une rareté dans l’univers marin.
Sa peau grisâtre, parfois teintée de rose ou de brun en fonction de la lumière et des micro-organismes qui s’y fixent, est épaisse et lisse. Le dugong est un animal discret, qui passe la majorité de son temps à se nourrir ou à se déplacer lentement à la recherche de zones riches en herbiers. Il possède un système respiratoire semblable à celui des autres mammifères marins : il doit remonter régulièrement à la surface pour respirer, bien qu’il puisse retenir sa respiration jusqu’à six minutes. Il communique par une variété de sons, encore peu étudiés, qui vont de sifflements à des grognements, probablement utilisés pour maintenir le contact entre individus.
Origines, habitat et répartition géographique des dugongs
Les dugongs sont apparus il y a environ 50 millions d’années, partageant un ancêtre commun avec les éléphants modernes. Cette origine terrestre se reflète encore dans certains traits anatomiques, comme leur structure osseuse ou la présence de vestiges de membres postérieurs dans leur squelette. Les premiers siréniens étaient semi-aquatiques, et au fil de l’évolution, les dugongs se sont adaptés exclusivement à la vie marine, développant des caractéristiques uniques leur permettant de brouter les fonds sablonneux des littoraux tropicaux.
On les trouve aujourd’hui dans une vaste région allant de la côte est de l’Afrique (notamment le Mozambique et Madagascar) jusqu’au Pacifique ouest (Philippines, Nouvelle-Calédonie, nord de l’Australie). L’une des populations les plus stables et étudiées vit sur la Grande Barrière de corail. Le dugong préfère les lagons, baies et estuaires abrités, où la densité d’herbiers marins est suffisante pour répondre à ses besoins énergétiques. Il peut consommer jusqu’à 40 kg de plantes par jour, jouant ainsi un rôle écologique important dans le maintien de la santé de ces herbiers, qui sont essentiels à de nombreuses autres espèces marines.
Toutefois, son habitat est de plus en plus menacé par la pollution, le développement côtier, les collisions avec les bateaux, les filets de pêche et le réchauffement climatique. La fragmentation de son environnement et la lenteur de son cycle de reproduction en font une espèce vulnérable. L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) classe le dugong comme “vulnérable” à l’échelle mondiale. En 2022, une étude a révélé que la population de dugongs en mer de Chine méridionale était probablement éteinte, un signal d’alarme pour la préservation de l’espèce à l’échelle régionale.
Le dugong est un animal solitaire ou grégaire, selon les saisons et les régions. On l’observe parfois en petits groupes familiaux ou lors de rassemblements dans des zones riches en nourriture. Il possède un comportement reproductif complexe et lent. Les femelles atteignent la maturité sexuelle vers 8 à 18 ans, et les mâles entre 12 et 18 ans, ce qui rend le renouvellement des générations très lent. L’accouplement peut se dérouler toute l’année, mais a souvent lieu à la fin de la saison des pluies, lorsque les herbiers sont les plus abondants.
Après une gestation de 13 à 15 mois, la femelle donne naissance à un seul petit, qu’elle allaite pendant 18 à 24 mois. Le lien entre la mère et son petit est très fort, et les jeunes dugongs restent proches de leur mère jusqu’à trois ans. Cette lenteur reproductive explique la grande vulnérabilité de l’espèce face à toute perturbation de son environnement : la perte d’un seul individu adulte peut avoir un impact significatif sur la dynamique de la population.
Le dugong peut vivre jusqu’à 70 ans dans des conditions favorables, bien que les individus atteignant cet âge soient rares. Des études menées en Australie sur des ossements et des marques de croissance sur les dents ont permis d’estimer leur âge et de mieux comprendre leur cycle de vie. En raison de leur discrétion naturelle et de leur habitat souvent trouble, les dugongs sont encore aujourd’hui parmi les mammifères marins les moins bien connus sur le plan comportemental. Les nouvelles technologies d’observation, comme les balises GPS ou les drones marins, permettent toutefois de lever peu à peu le voile sur leurs migrations et leurs préférences écologiques.
Le dugong dans l’histoire humaine, les arts et les cultures
Le dugong occupe une place singulière dans l’histoire culturelle des peuples côtiers de l’Asie du Sud-Est, de l’Afrique de l’Est et de l’Océanie. Dans de nombreuses traditions orales, il est associé à des figures mythiques de sirènes, notamment en raison de sa forme arrondie, de ses mouvements lents et de son comportement maternel. C’est d’ailleurs l’un des animaux qui aurait inspiré les récits de sirènes rapportés par les marins arabes et européens dès l’Antiquité. Le mot “sirénien” renvoie directement à cette association mythique.
Dans l’art traditionnel des peuples aborigènes d’Australie, le dugong est représenté depuis des siècles dans des peintures rupestres, des gravures et des cérémonies spirituelles. Il est considéré comme un “animal totem” dans certaines communautés, et sa chasse, strictement encadrée, était autrefois accompagnée de rituels précis. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, des sculptures en bois représentent souvent le dugong, utilisé dans des cérémonies liées à la fertilité et à l’eau. Ces représentations montrent l’importance culturelle profonde que cet animal marin a pu acquérir au fil du temps.
Dans la culture populaire contemporaine, le dugong reste peu présent, mais on le retrouve dans quelques documentaires comme Ocean Giants de la BBC, ou dans les expositions muséales dédiées à la biodiversité marine. Il est parfois évoqué dans la littérature jeunesse et les ouvrages éducatifs sur la conservation. En 2017, l’histoire poignante de Mariam, une jeune femelle dugong orpheline recueillie en Thaïlande, a ému la planète entière. Suivie par des milliers d’internautes, sa mort tragique des suites d’une ingestion de plastique a relancé un débat mondial sur la pollution marine et la nécessité de protéger ces “vaches de mer” aussi discrètes que menacées.